Inauguration Salle Mireille Delmas-Marty au Collège de France

À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, nous avons le plaisir de vous convier au dévoilement de la plaque qui attribuera le nom de la Mme Mireille Delmas-Marty, titulaire de la chaire Études juridiques comparatives et internationalisation du droit du Collège de France de 2002 à 2011, à l’actuelle salle 5 de notre établissement.

La cérémonie s’est déroulée le vendredi 7 mars 2025 à 11h et fût suivie d’un moment convivial en salle Jacques Glowinski.

Discours d’hommage de Thomas Römer

Chères et chers Collègues,
Mesdames et Messieurs,
Le Collège de France honorera, en ce 8 mars, la figure originale, remarquable et attachante que représente dans l’histoire de notre établissement Mireille Delmas-Marty, disparue en février 2022. Professeure du Collège de France, Mireille Delmas-Marty y a occupé de 2002 à 2012 la chaire Études juridiques comparatives et internationalisation du droit. « Grande et belle conscience » ainsi que l’a saluée Edgar Morin, Mireille Delmas-Marty fut une juriste engagée et visionnaire, fervente défenseure des libertés individuelles. Docteur en droit et agrégée de droit privé et sciences criminelles, son riche parcours universitaire à Lille puis à Paris l’a conduite à être notamment membre du comité consultatif pour la révision de la Constitution (1992-1993), présidente du comité de surveillance de l’Office européen de lutte contre la fraude (1999-2001), membre de la haute autorité chargé de contrôler la primaire du parti socialiste (2011) et enfin conseillère spéciale auprès du procureur de la Cour pénale internationale (2011-2015).
Outre la mise en ligne de la leçon inaugurale de Mireille Delmas-Marty, tirée des archives du Collège de France – que vous pouvez désormais consulter sur notre site internet -, il a été décidé par le bureau élargi que la salle numéro 5 du site Marcelin Berthelot serait baptisée « amphithéâtre Mireille Delmas-Marty », à compter de ce jour.
Mireille Delmas-Marty ne s’est pas seulement occupée du droit dans toutes ses dimensions, elle a également mis le droit en dialogue avec l’économie, la sociologie, la philosophie et la théologie.
Interrogée sur son parcours académique, Mireille Delmas-Marty disait en 2020 qu’après avoir longtemps hésité entre des études de biologie, de médecine et de chinois, elle s’était rabattue sur le droit pour des raisons pratiques. Selon ses dires, elle a depuis toujours gardé cet éclectisme et, je la cite, le « goût d’explorer des champs juridiques encore en friche, des domaines à peine émergents. » On pensera ici à ses travaux pionniers en droit pénal des affaires, en droit pénal européen et international, mais aussi, plus tard, en droit du vivant et des biotechnologies ou, encore, en droit pénal de l’environnement. A cet égard, elle a su trouver au Collège de France le cadre idéal pour poursuivre son travail de décloisonnement disciplinaire du droit.
Dans sa leçon de clôture, Mireille Delmas-Marty revenait d’ailleurs sur les forces imaginantes du droit pour souligner l’importance de les maintenir actives et de ne pas les enfermer dans le paradigme du tout-sécuritaire et dans la gouvernance de la peur. « Il reviendra […] au droit en devenir », disait-elle, de faire en « sorte que la peur devienne solidarité face au risque et que la responsabilité s’ouvre à l’espérance. ». L’espoir et la solidarité au lieu de la peur et une confiance inébranlable en la force de l’humanisme juridique, voilà bien ce qui caractérise l’œuvre de Mireille Delmas-Marty. Tantôt juriste visionnaire brandissant une boussole pour tenir le cap, tantôt poétesse, elle avait la tête dans les nuages auxquels elle aimait se référer, mais les mains dans la terre comme lorsqu’elle travaillait avec un ingénieur civil ou un paysagiste pour comprendre ce qu’elle appelait le « flou du droit » ou le « mouvement du droit ». « Une rose des vents, ancrée au sol », écrivait-elle, d’ailleurs, en 2019 au sujet de sa Boussole des possibles, réalisée avec le plasticien Antonio Benincà.
Permettez-moi, en ce matinée, de vous parler de deux rencontres marquantes que j’ai eues avec Mireille Delmas-Marty. La première a eu lieu en 2007 lors de mes visites auprès de toutes et de tous les professeur·e·s du Collège de France, et la dernière le 28 janvier 2021, à la veille de ses 80 ans dans le bureau de l’administrateur.
Ces deux rencontres qui délimitent une quinzaine d’années, durant lesquelles nos pas se sont croisés, m’ont marqué pour différentes raisons.
La première rencontre s’inscrivait donc dans ces visites rituelles des futurs possibles candidats à une chaire au Collège de France, visites que certains ressentent comme un examen. J’ai rencontré Mireille Delmas-Marty en fin d’après-midi dans son bureau. Il faut vous préciser que normalement ces visites durent en moyenne 45 à 60 minutes. Or l’entretien que j’ai eu avec Mireille Delmas-Marty a duré 3 heures, mais le temps ne fut pas long, et j’avais oublié tout stress qui accompagne ces fameuses visites. Elle m’avait mis immédiatement à l’aise et m’avait parlé de son intérêt pour le lien entre textes législatifs et narratifs de la Torah (du Pentateuque).
On avait notamment parlé du fait qu’il y a donc dans la Bible une séparation, contrairement au code d’Hammourabie, entre la loi et sa légitimation royale. La loi apparaît dans le Pentateuque avant la royauté, dans le désert, avant l’entrée dans le pays, avant l’établissement d’une structure politique. C’est une loi mobile dont le médiateur est Moïse et qui accompagne le peuple dans ses migrations.
On peut donc dire que le judaïsme naissant qui édite le Pentateuque prépare l’idée de l’autonomie de la loi par rapport au pouvoir politique. Cette autonomie nécessaire s’accompagne dans les textes législatifs du Pentateuque d’une loi qui surveille et limite le pouvoir absolu du roi qui est lui-même appelé à lire et à respecter la loi.
Dans ses recherches et publications autour de la théorie du droit, Mireille Delmas-Marty a souvent insisté sur l’autonomie du droit et sa fonction de « raisonner la raison d’État » (1989).
Nous avons également discuté de la fluidité du droit, de son adaptation à des évolutions de la société, du relatif et de l’universel.
Mireille Delmas-Marty travaillait alors également sur les fondements philosophiques et théologiques des droits de l’homme. Nous avons alors discuté du premier chapitre du livre de la Genèse selon lequel l’homme et la femme sont tous les deux créés en tant qu’ « image de Dieu ».
Lorsque j’ai vu Mireille Delmas-Marty pour la dernière fois en janvier 2021, nous avons d’abord parlé de ses mélanges ; elle était enthousiasmée par ce projet, et surtout par le fait qu’il s’agissait de mélanges « ouverts » qui avaient pour ambition de s’inspirer de son œuvre pour dialoguer avec elle ou pour inventer la suite. Ces mélanges n’étaient pas des mélanges traditionnels mais évolutifs car l’ouvrage papier était complété par un ouvrage numérique qui se construirait et reconstruirait au gré des nouveaux apports et des nouvelles questions qui ne cessent de se poser à nous. Mireille était enchantée de ce projet et nous avons alors discuté d’une remise de ces mélanges au Collège de France.
Nous avons également abordé la crise sanitaire durant laquelle Mireille Delmas-Marty s’était engagée dans le cadre de l’initiative Covid du Collège de France. Les vidéos de ses interventions sont toujours disponibles et elles sont d’une très grande pertinence. On a discuté de l’impact de certaines mesures de confinement et de restrictions face à la dignité humaine, comme par exemple l’isolement totale des EHPAD lors du premier confinement.
Elle craignait notamment que ne se reproduise ce que l’on a pu observer dans l’après-terrorisme : que les mesures exceptionnelles soient transposées, voire renforcées, dans le droit ordinaire, nous rapprochant des modèles autoritaires et des sociétés disciplinaires.
Mireille Delmas-Marty s’était aussi inquiétée du retour des anathèmes par lesquels un groupe construit sa vérité disqualifiant les autres visions : la seule vérité est la mienne, la seule identité acceptable est la mienne. L’anathème, d’origine religieuse, sera-t-il le langage de nos sociétés mondialisées ? Pourrons-nous faire la paix, sur terre et avec la terre, si toute pensée non conforme à la nôtre est disqualifiée sans véritable débat ?
Nous avons parlé des crises qui selon Mireille Delmas-Marty ébranlent des dogmes comme celui de la croissance économique qui méconnaît les limites planétaires ou la souveraineté absolue des États qui ignore les interdépendances ou l’anthropocentrisme qui prétend dominer la nature, alors que l’humain n’en est que l’une des composantes. Permettez-moi de citer ce que Mireille Delmas-Marty disait alors et que j’ai retrouvé dans une interview donnée à Charlie Hebdo : « Le choc est si violent qu’il entrouvre enfin la possibilité de repenser notre rapport au monde. Il nous permet d’imaginer et surtout de mettre en œuvre un principe de solidarité à l’échelle planétaire, qui s’ajouterait à l’égale dignité entre tous les êtres humains, prévue dans l’article 1er de la déclaration universelle des Droits de l’Homme ».
Je voudrais conclure avec cette note d’espoir et d’optimisme qui caractérise toute l’œuvre de Mireille Delmas-Marty, à laquelle nous rendons hommage aujourd’hui en nommant l’ancienne salle 5, « amphithéâtre Mireille Delmas Marty, qui continuera à nous inspirer dans nos travaux et nos vies.